Diptyk - Dubaï, un air de Miami - par Nathalie Obadia

Nathalie Obadia, Diptyk, Juin 1, 2021

Avec l'influence de la foire Art Dubai et un réseau de plus en plus dynamique de galeries d'art, la ville-émirat s'impose désormais comme une place artistique. La galeriste Nathalie Obadia, auteure de La géopolitique de l'art contemporain, évoque cette évolution.

Par Nathalie Obadia

 

Un an après le début de la pandémie de COVID-19 qui a figé l'organisation des foires internationales, Art Dubai a relevé le défi. Pour sa 14e édition, organisée du 29 mars au 3 avril dernier, la foire a su adapter son modèle aux restrictions en vigueur : 50 galeries au lieu de 90 venant de 31 pays ; et localisation au cœur du poumon financier de la ville dans le quartier DIFC, où l'architecture des nouvelles tours et les infrastructures offertes n'ont rien à envier à des villes devenues de nouveaux centres ultramodernes, comme Shangaï ou Kuala Lumpur. Art Dubai ne proposait pas cette année de programme de conférences, ni de salon VIP, habituellement très fréquenté, et imposait une jauge strictement appliquée, mais les visiteurs et acheteurs, tous masqués et munis d'une attestation de test PCR, étaient au rendez-vous. Dubaï a montré qu'elle était devenue un des grands carrefours du monde. Avec la présence de voyageurs internationaux et l'ouverture des hôtels, des lieux de culture et de distraction, la ville-émirat offrait en ce mois de mars tout ce dont d'autres grandes métropoles comme New York, Londres, Paris ou Hong Kong étaient privées en raison de la pandémie. Alors qu'Abu Dhabi, l'émirat le plus riche mais aussi capitale de la fédération des sept Émirats arabes unis, restait très strictement confinée, Dubaï était encouragée à remplir son rôle de place financière, touristique mais aussi artistique. Dubaï avait des airs de Miami, autre grand carrefour aux multiples fonctions de tout le continent américain, mais aussi pour ceux venus du monde entier qui allient voyages d'affaires et tourisme.

Une première pour Israël

Russes et ressortissants des anciennes républiques soviétiques - de la Pologne à l'Ouzbekistan -, Européens, Libanais et visiteurs venus de l'Afrique subsaharienne étaient présents dans les allées de la foire, aux côtés d'Émiratis et de ressortissants indiens et pakistanais qui participent depuis des décennies à la force économique de Dubaï. Les Saoudiens, d'habitude très actifs dans la foire, n'avaient pas été autorisés à voyager hors de leur pays pour endiguer la pandémie. Quant aux Iraniens, aussi très présents dans le secteur économique et financier à Dubaï, ils étaient beaucoup moins nombreux que d'habitude, ce qui reflète la complexité des tensions politiques avec l'Iran. Ce qui est tout à fait nouveau, c'est la présence d'Israéliens, autorisés à se rendre à Dubaï depuis l'entrée en vigueur en 2020 d'accords bilatéraux entre Israël, les Émirats et d'autres pays arabes. Ainsi la direction de la foire a annoncé qu'elle étudierait les candidatures des galeries israéliennes pour 2022, ce qui montre combien il est instructif d'observer la cartographie des foires pour mieux appréhender les rapports économiques et géopolitiques entre les pays.Dubaï est en train de devenir une place incontournable de la scène artistique internationale, tendance qui s'est accentuée ces dernières années avec la réputation d'Art Dubai. La foire a aussi permis une visibilité plus internationale de la Biennale de Sharjah (émirat voisin) qui, grâce à la programmation engagée de Sheikha Hoor Al Qasimi, directrice depuis 2003, fait partie intégrante du circuit artistique international. À cela s'ajoute l'ouverture du Louvre Abu Dhabi, qui sera suivie de celle du Guggenheim dans quelques années.

À quand un musée ?

Mais c'est le travail persistant de galeries d'art aux programmations ambitieuses, regroupées pour la plupart dans le quartier d'Alserkal, qui a permis de valoriser auprès des différents acteurs les scènes arabes, africaines mais aussi d'Iran et du sous-continent indien. À commencer par les curateurs régionaux et internationaux, ainsi que les collectionneurs émiratis qui y sont de plus en plus nombreux et auxquels s'ajoutent les expatriés qui s'intéressent en plus grand nombre à la scène artistique régionale. Dubaï accueille également une des fondations artistiques les plus reconnues de la région, le Jameel Arts Centre qui œuvre aussi à Jeddah en Arabie Saoudite, pays d'origine de la famille des fondateurs. Toutes ces initiatives ont participé à l'accélération du rayonnement de Dubaï sur la scène artistique, à laquelle il ne manque que la création d'un musée d'art contemporain par un architecte star, curseur essentiel pour faire partie de la liste des villes incontournables sur la carte artistique mondiale de plus en plus concurrentielle. Dubaï et Abu Dhabi se trouvent en concurrence, sur ce terrain, avec le très ambitieux et parfois prodigue Qatar, déjà bien pourvu en matière d'atouts artistiques, et plus récemment avec l'Arabie Saoudite, qui initie des programmes artistiques aux budgets faramineux, comme le projet de développement d'Al Ula.
Il faut garder à l'esprit que si Dubaï a toutes les apparences d'une ville occidentalisée hyperconnectée au monde globalisé, elle est ancrée dans une région où les enjeux religieux et politiques do- minent et se confondent. L'Arabie Saoudite et son allié naturel, Abu Dabi à la tête de la fédération des 7 émirats, sont très attentifs aux soubresauts politico-religieux de la région. Aux désirs de certains responsables de s'ouvrir à la modernité et au reste du monde, il y a aussi une attitude de prudence de la part des dirigeants de ne pas heurter des populations locales très traditionnelles pour qui l'islam et les règles qui en découlent sont les fondements de la politique et de la vie quotidienne. C'est toute la position d'Abu Dhabi qui est à la tête du 3e fonds souverain au monde (après la Norvège et la Chine) et doit rester très attentif à l'équilibre de la région. Comme l'Arabie Saoudite, il lui faut être très actif économiquement dans le monde états-unien, européen, chinois et asiatique, mais aussi jouer des équilibres régionaux avec l'Iran et ses pays alliés dont certains sont arabes, ce qui ajoute à la complexité des relations régionales, tout en entretenant des relations avec Israël.

Préserver l'équilibre régional

Pour en revenir à l'art qui se trouve souvent aux croisements des enjeux géopolitiques, le récit du Salvadore Mundi attribué ou non à Vinci est à ce titre très intéressant. Les polémiques sont multiples sur l'authenticité de l'oeuvre comme sur les rôles des différents acteurs. Mais on peut aussi se demander si l'idée initiale du propriétaire du tableau, le prince héritier d'Arabie Saoudite, Mohammed ben Salman, de le prêter au Louvre Abu Dhabi n'était pas aussi une façon, pour certains dirigeants influents d'Arabie Saoudite qui accueille les millions de pèlerins musulmans à La Mecque, d'éviter de l'exposer dans leur pays. Ainsi la signification de la portée religieuse du Vinci a pu faire aussi hésiter les autorités d'Abu Dhabi qui aurait pu craindre que le Salvador Mundi, le « Christ sauveur du monde », devienne l'oeuvre emblématique du musée et suscite des protestations dans les populations traditionnelles et très religieuses, au risque de gêner le pouvoir du charismatique Cheik Mohammed ben Zayed qui reste attentif à leur soutien pour gouverner sans créer des dissensions.
Rendez-vous en mars 2022 à Dubaï où l'on verra la foire retrouver ses 90 exposants internationaux, mais aussi la Biennale de Sharjah et bien entendu l'Exposition universelle qui ouvrira en octobre 2021. Dubaï et les Emirats vont se servir de l'Exposition universelle pour adresser des messages de modernité et de bienvenue. C'est la première ex- position universelle dans cette partie du monde, la plus fragile sur le plan géopolitique. Dubaï est devenue le symbole de ce nouveau carrefour incontournable aux contours complexes, mais où l'ensemble des énergies croisées peuvent susciter des changements progressifs et que l'on souhaite plus pacifiques pour préserver l'équilibre mondial ✸