La Galerie Nathalie Obadia a le plaisir de présenter à Paris A Personal Mythology: Immersions and Bodily Fluids (1986-1990), une exposition réunissant quinze œuvres issues de deux séries emblématiques de l'artiste américain Andres Serrano. Alors que le musée Maillol lui consacrait une importante rétrospective l'an passé - conçue dans le contexte d'une campagne présidentielle américaine décisive - cette nouvelle exposition se recentre sur les origines de sa pratique artistique. Ces premières œuvres témoignent de l'engagement profond d'un artiste qui, dès ses débuts, interroge les fondements culturels, religieux et sociaux de l'Amérique contemporaine. Car dès les années 1980, elles ont imposé Andres Serrano comme une figure à la fois majeure et controversée de l'art contemporain.
Né en 1950 à New York, l'artiste a grandi dans une famille catholique. Formé d'abord à la peinture, il s'en détourne dans les années 1970 pour explorer la photographie, médium qu'il aborde avec une rigueur plastique héritée des maîtres anciens. Dès ses débuts, son œuvre se nourrit d'une double filiation : d'une part, l'iconographie religieuse et la tradition picturale occidentale - en particulier le Baroque -, d'autre part, un dialogue critique avec les avant-gardes modernes. Sa toute première série Early Works (1983-1987) illustre déjà ce croisement : aux vanités traditionnelles se substitue un bocal en verre contenant une cervelle de veau fraîchement découpée ; prémices d'une oscillation manifeste entre le sacré et le profane.
C'est en 1986 que l'œuvre d'Andres Serrano connaît un tournant décisif : William « Bill» R. Olander, alors conservateur en chef du New Museum of Contemporary Art de New York, l'invite à participer à l'exposition FAKE, explorant le « faux » dans la culture postmoderne. De cette échange naît Milk, Blood (1986), une photographie dont la surface, compartimentée à la manière de Piet Mondrian, met en contraste le lait (blanc), et le sang (rouge). Cette oeuvre s'incarne comme la naissance d'un dialogue entre abstraction moderniste et matérialité organique : avec la série Bodily Fluids (1986-1990), l'artiste élabore par la suite de vastes monochromes, rigoureusement cadrés à partir de lait, d'urine et de sang, auxquels il ajoute bientôt le sperme, saisi tantôt dans la projection d'un jet, tantôt figé par la congélation. Ces œuvres sont traversées par une forte dimension organique, rompant radicalement avec l'autonomie esthétique de l'abstraction. Ici, les photographies ne semblent pouvoir se détacher ni du monde, ni de l'artiste, par qui le sens fait irruption dans le monde. Ce choix, filtré par le prisme d'Andres Serrano, s'imprègne d'une symbolique chrétienne marquée : le sang évoque le sacrifice du Christ, le lait renvoie à la Vierge nourricière, tandis que le sperme et l'urine rappellent la chair triviale, perçue comme impure.
Avec la série Immersions (1987-1990), Andres Serrano radicalise son geste : crucifix et statuettes religieuses sont plongés dans l'opacité trouble des fluides corporels. La lumière, traversant la matière, y agit comme une révélation, faisant émerger les formes, sculptant les contours. C'est toutefois avec Piss Christ (1987) que l'artiste affirme véritablement sa signature. Souvent perçue comme blasphématoire, cette œuvre s'inscrit pourtant, selon Andres Serrano, dans une démarche autant expérimentale que spirituelle : « Piss Christ est la première Immersion, la première fois que j'ai plongé un objet dans un fluide corporel. C'était de l'urine, c'était le Christ... Naturellement, j'ai dû l'appeler Piss Christ. Je ne pensais pas à savoir si c'était blasphématoire. »
L'artiste affirme rendre hommage à l'humanité du Christ, rappelant que la crucifixion fut une mort atroce, marquée par l'écoulement de tous les fluides corporels. « Si ce Christ choque, déclare-t-il, c'est peut-être que nous avons oublié ce qu'il représente vraiment ; non pas un bijou décoratif, mais la souffrance extrême d'un homme. » Piss Christ devient ainsi moins l'objet d'un scandale que le support d'une interrogation sur la place du religieux dans notre culture contemporaine. L'image, selon Michel Draguet - commissaire de l'exposition au musée Maillol -, s'impose alors comme « triomphante et pacifiée dans une plénitude symbolique ».
Depuis ses premières séries, Andres Serrano porte une attention particulière au cadrage, à l'intensité chromatique et aux modulations de lumière transposant littéralement le corps dans le registre pictural. Ses expérimentations résonnent avec le climat des années 1980, marqué par l'émergence du sida : alors que la maladie stigmatise les communautés homosexuelles et devient un enjeu politique, les œuvres d'Andres Serrano acquièrent une intensité nouvelle. Derrière leur apparente neutralité, elles affleurent une dimension existentielle, celle de la fragilité du corps, de la nécessité d'une résistance collective.
Certaines oeuvres présentées s'ancrent dans une tradition iconographique forte, entretenant un rapport étroit avec l'histoire : nourri par sa passion de collectionneur, Andres Serrano cite et transpose les grands modèles - de l'Enlèvement des Sabines à la Victoire de Samothrace ou, entre autres, à la Piéta - pour interroger leur résonance dans notre monde contemporain. Cette tension entre héritage et actualité structure toute sa pratique. Comme l'affirme l'artiste, « ce qui s'est produit dans le passé ne reste pas toujours dans le passé » : immergées dans la matière organique, ces iconographies réactivées près de quarante ans plus tard disent quelque chose de neuf sur notre société. Avec cette Mythologie Personnelle, Andres Serrano propose une œuvre intime, à la portée universelle et intemporelle.