La Galerie Nathalie Obadia est heureuse de présenter la quatrième exposition de Seydou Keïta (c.1921 - 2001), considéré comme l'un des photographes les plus influents d'Afrique de l'Ouest. Cette exposition rassemble un panel exhaustif du travail de cet artiste autodidacte, dont l'ascension naît au cœur d'un petit studio à Bamako - alors ancienne capitale du Soudan français. L'inventivité des mises en scène, leur modernité, la valorisation des sujets photographiés font de lui une célébrité dans son pays : des milliers de Maliens et de voyageurs d'Afrique de l'Ouest viennent se faire portraiturer par Seydou Keïta entre 1948 et 1962. Le photographe prend sa retraite en 1977 après avoir été nommé photographe officiel du nouveau gouvernement du Mali devenu indépendant en 1960. Ses photographies sont un témoignage unique des changements de la société malienne à la fin de la période coloniale. Autrefois sujets anthropologiques, les clients photographiés par Keïta reprennent possession de leur identité, s'érigeant à leur juste place au cœur de chaque œuvre. Ces tirages sont devenus des sources documentaires d'exception ayant marqué un tournant dans la photographie d'Afrique de l'Ouest.


Dans les années 1950, il était fréquent d'entendre à Bamako « Quiconque n'a pas été pris en photo par Seydou Keïta n'a pas de photo¹ ». Pourtant, en dehors de l'Afrique subsaharienne, son travail est étranger en occident jusqu'en 1991. Cette même année à New York, à l'occasion de l'exposition Africa Explores : Twentieth Century African Art, André Magnin et le grand collectionneur d'art africain Jean Pigozzi découvrent des photographies non créditées à la beauté saisissante. Missionné par le collectionneur, André Magnin part sans attendre au Mali pour démasquer cet artiste inconnu : il se rend à Bamako où il fait la rencontre de Seydou Keïta. À la suite de ce voyage, il rapporte plusieurs négatifs de l'artiste immortalisant un large éventail des classes sociales du peuple de Bamako. Pour la première fois hors de leur pays d'origine, une quarantaine de ces photographies sont montrées à la Fondation Cartier en 1994. Cette exposition personnelle est un véritable succès : plus de 2000 visiteurs se déplacent le jour de l'ouverture, célébrant les prémices d'une œuvre qui connaîtra, par la suite, une reconnaissance internationale.


Cependant, rien ne prédestinait Seydou Keïta à devenir photographe : dès sa plus tendre enfance, il commence à travailler avec son père comme charpentier. Son intérêt pour la photographie naît par pur hasard à l'adolescence, lorsque son oncle lui offre un Kodak Brownie Flash. Sans éducation formelle, il s'y exerce en photographiant sa famille, ses amis, puis les passants dans la rue, expérimentant avec passion les effets de la lumière naturelle sur ses compositions. Il se spécialise ensuite dans le portrait de commande et ouvre son premier studio en 1948, endroit où il connait une notoriété exponentielle : seuls ou en groupes, entre amis ou en famille, les clients faisaient la queue devant son studio, séduits par les images tamponnées au format carte postale qu'ils adressaient à leurs proches. Seydou Keïta pouvait produire près de 40 portraits par jour, s'exclamant fièrement à ce sujet : "le tout Bamako venait se faire photographier chez moi : des fonctionnaires, des commerçants, des politiciens". D'abord malienne, sa clientèle s'élargit rapidement aux pays voisins comme le Sénégal, la Guinée ou encore la Côte d'Ivoire. Son studio était devenu l'endroit où aller pour se faire photographier : ce moment inédit célébrait un évènement parfois majeur dans la vie de certains sujets, posant devant l'appareil photographique pour la toute première fois.


Mais que venait-on réellement chercher en se faisant photographier par Seydou Keïta ? Que signifiaient cet empressement, ces mètres de file d'attente quotidiens derrière la prison centrale du quartier de Bamako-Coura (Nouveau Bamako) ? Il suffit de regarder ses photographies pour apprécier les effets de la lumière naturelle sur les mains jointes ou délassées de ses sujets ; de laisser son œil contempler le clair-obscur sur ces visages obliques, dont le regard nous fixe ou se détourne légèrement avec élégance. À la quête de la beauté, voire de la perfection, Seydou Keïta veut obtenir la posture la plus avantageuse, chaque détail a son importance. Plusieurs accessoires sont mis à disposition de ses clients : Vespas, radios sans fil, vélos, bijoux, vêtements africains et occidentaux prolifèrent dans son studio, témoignant de la réussite économique de l'artiste. Beaucoup d'hommes posent également vêtus à l'européenne, comme ces quatre clients alignés les mains nonchalamment dans les poches ou ce petit garçon au béret, adossé à une bicyclette. Plusieurs photographies précédemment réalisées sont accrochées sur les murs pour inspirer les futures poses de ses clients. Ces différentes attitudes mêlées aux divers accessoires portés sont une manière d'accéder à un certain statut social et économique ou de s'octroyer des privilèges jusqu'alors réservés aux Blancs. En somme, tout est agencé pour faire coïncider l'image que chaque sujet veut faire paraître : Seydou Keïta leur permet de devenir la personne qu'ils ont envie d'être.


L'esthétique sophistiquée de ses photographies émane en partie des tissus qu'il utilise pour ses fonds. Son couvre lit à franges lui sert d'abord d'arrière-plan entre 1948 et 1954, avant qu'il ne se procure des tissus à la mode, généralement en wax, qu'il change au bout de quelques années. Choisis parmi les étoffes en vente à Bamako, les tissus tendus devant le mur en pisé de son studio accentuent la vitalité de son œuvre. Car, comme la plupart des modèles venant se faire immortaliser dans le studio, les femmes sont parées de bijoux et d'habits traditionnels de la culture malienne. Chaque figure pose élégamment devant les fonds à motifs qui se mêlent à ceux des vêtements : un entrelacement de compositions florales et de motifs abstraits s'applique au sein des œuvres, maintenant une dynamique pour l'œil toujours en mouvement. Une lumière naturelle, une attention accrue portée à la pose et un fond rythmé par les motifs : tous ces éléments caractérisent les clichés de Seydou Keïta et les rendent instantanément reconnaissables.


Alors que la photographie a été longtemps utilisée comme un outil d'expansion coloniale dans la région subsaharienne - servant, entre autres, à recenser les sujets de la puissance française et à façonner une vision stéréotypée des Maliens - les clients africains photographiés par Seydou Keïta deviennent les modèles actifs d'une démarche artistique, reprenant le contrôle sur leur image, leur identité. Seydou Keïta propose ainsi des oeuvres inédites s'incarnant comme des images d'archives : elles sont un témoignage d'exception sur l'émancipation de la société malienne affirmant sa modernité.

 

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¹ Seydou Keita, Propos recueillis par André Magnin, Bamako, 1995-1996, Scalo Zueich, Berlin, 1997