La Galerie Nathalie Obadia est heureuse de présenter à Bruxelles j’ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l’ai trouvée amère, la première exposition personnelle de Sacha Cambier de Montravel à la galerie. À travers un ensemble inédit de onze peintures, l’artiste entraîne le spectateur dans un paysage enneigé, au cœur des Flandres post-industrielles. L’exposition résonne avec la tradition picturale flamande du XVIe siècle, dont Brueghel l’Ancien demeure la figure tutélaire. L’architecture de cette région devient le décor d’une errance où les protagonistes s’abandonnent à des gestes à la fois sensuels et destructeurs. Ici, les blessures du présent prolongent la tradition : les figures humaines et canines reflètent la condition homosexuelle contemporaine, tandis que les surfaces gelées se muent en miroirs d’un monde en quête de sens.
La peinture de Sacha Cambier de Montravel s’inscrit dans un riche réseau de références, convoquant des figures majeures telles que Bosch, Brueghel, Caravage, Dürer, Saedeleer, Van Heil, De Vos ou encore Patinier. Ces influences s’enracinent autant dans les origines belges de l’artiste que dans son double parcours de formation, partagé entre l’École des Beaux-Arts de Paris et La Cambre à Bruxelles. Le choix du panneau de bois comme support, en écho aux pratiques anciennes où s’entrelacent art et artisanat, confère à l’œuvre une matérialité singulière. La texture du bois, perceptible sous la peinture, dialogue avec des cadres sculptés qui inscrivent chaque scène dans un espace suspendu, à la croisée du passé et du présent. Cette dimension temporelle se prolonge dans ses réinterprétations d'œuvres du passé, notamment de la pièce maîtresse Le Massacre des Innocents — directement inspirée de Brueghel — qui transpose le village d’Esplechin dans une architecture héritée de l’ère charbonnière. L’arbre monumental emblématique de ce tableau, emprunté au peintre flamand mais agrandi, semble avoir traversé les siècles tel un témoin silencieux des violences : des massacres perpétrés sous le duc d’Albe¹ jusqu’aux persécutions des homosexuels aujourd’hui. Dans la flaque gelée, l’image du Sacré-Cœur surgit comme un écho aux violences de la Commune. En confrontant des temps et des espaces distincts, Sacha Cambier de Montravel rappelle que, malgré les résistances, chaque époque engendre son « duc d’Albe» : l’histoire se répète et, Il y aura toujours des hivers.
L’artiste inscrit ainsi ses œuvres dans un dialogue avec l’histoire tout en ouvrant une fenêtre sur les tourments contemporains. Au cœur de cette esthétique, la question du désir queer émerge, notamment à travers une référence explicite au chemsex. Ce phénomène, à la fois jouissance collective et terrain de dangers, devient la métaphore des contradictions du désir contemporain : liberté et dépendance, plaisir et menace, jusqu’à la quête d’une autodestruction programmée. Ces tensions prennent forme dans des images où les corps, souvent cachés, honteux, derrière des fenêtres où l’ombre de l’Église n’est jamais loin, s’étreignent dans une intimité fragile, tandis qu’à l’extérieur des canidés, errants ou morts, tentent de s’abreuver dans une flaque gelée. Si, comme l’écrit Judith Butler, « le corps est toujours un lieu de résistance aux normes qui gouvernent sa matérialisation »², les figures peintes expriment une lutte intérieure douloureuse, proche d’une poétique de la destruction. Sur la neige immaculée, les personnages s’abandonnent à l’ivresse ; mais cette blancheur trompeuse cache une poudre menaçante, faisant sombrer l’univers dans le désenchantement.
Le titre même de l’exposition, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l’ai trouvée amère — emprunté à Arthur Rimbaud³ — annonce cette confrontation paradoxale avec la beauté. Hervé Guibert4 en avait saisi toute la cruauté lorsqu’il écrivait, en pleine crise du sida, dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990) : « La beauté, quand elle se retourne contre vous, est d’autant plus cruelle qu’elle vous avait sauvé ». Dans ce sillage, Sacha Cambier de Montravel développe une réflexion esthétique et politique, animée par une communauté queer qui confronte le discours dominant dans sa dimension de négativité5. Cette pensée s’incarne dans un théâtre du regard : celui que nous portons sur celles et ceux qui se consument dans le plaisir destructeur, conscients qu’aucune victoire ne leur sera accordée. Et tandis que nous les regardons sans agir, les flammes — aussi belles que cruelles — poursuivent leur œuvre, consumant le pavillon dans l’indifférence collective.
-----------
¹ Fernando Álvarez de Tolède, 3e duc d’Albe (1507-1582), gouverneur des Pays-Bas espagnols (1567-1573), fut l’un des principaux agents de la politique répressive de Philippe II, tant sur le plan politique et religieux que moral.
² La philosophe américaine Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du “sexe”, trad. Charlotte Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
³ Le poète français Arthur Rimbaud dont le titre vient du prologue d'Une saison en enfer, datant d'avril-août 1873.
4 Écrivain et journaliste français (1955-1991).
5 Suivant la pensée de Lee Edelman (L’impossible homosexuel, EPEL, 2013), la négativité queer désigne une position de non-être, intolérable et subversive, qui défait l’identité et oppose un refus radical à la normativité.
